lunes, 31 de enero de 2011

ver y no ver

L'éblouissement selon Borges
Le Borges dont nous parlerons ici est aussi celui d’un documentaire en deux parties que réalisa José Maria Berzosa en 1969 pour une émission de télévision. Un film documentaire sur et avec Borges, sa mère et ses amis. C’est le travail d’un véritable cinéaste qui proposa au travers de son propre médium une certaine lecture de l’oeuvre de Borges, qui, en la circonstance oriente la notre, et c’est tant mieux.
L’ARENE DES VISIBLES

1969. Borges est âgé de 70 ans, aveugle depuis une quinzaine d’années, l’essentiel de son oeuvre en prose, narrative, est publiée, à l’exception de Le rapport de Brodie qui paraît l’année suivante. Le film de Berzosa est en noir et blanc, ce qui, pour nous, voyants, est en quelque sorte une allégorie de l’aveugle qui vivrait dans un monde plus ou moins noir, traversé de lumières plus ou moins pâles, mais dépourvu de couleurs. Or, c’est notre représentation fausse du monde de l’aveugle que Borges commente longuement dans son texte, La cécité (1977) : «  L’une des couleurs que les aveugles (du moins celui qui vous parle) regrettent de ne plus voir, c’est le noir ; il en va de même du rouge. « Le rouge et le noir » sont les couleurs qui nous manquent. Moi qui avais l’habitude de dormir dans l’obscurité complète, j’ai été longtemps gêné de devoir dormir dans ce monde de brouillard verdâtre ou bleuâtre et vaguement lumineux qui est le monde de l’aveugle. » (La Pléiade, tome II, p.722).
Prendre appui sur le noir pour se reposer de la lumière lui est donc péniblement interdit. Mais peu importe, le noir et le blanc vibre pour nous, voyants et spectateurs du film, du côté de la non-voyance. De plus, il confère au film une résonance juste de l’univers onirique, labyrinthique, géométrique, abstrait et mystérieux de Borges, infiniment mieux que le ferait sans doute le réalisme de la couleur. Là n’est cependant pas l’objet essentiel du film dans son paradoxe et sa dynamique. Berzosa nous donne à voir un homme et l’univers dans lequel il vit, mais que Borges, lui-même, ne voit pas et ne peut qu’imaginer par rapport à des souvenirs vieux d’une quinzaine d’années. Son reflet dans le miroir, les visages des proches, les rues de Buenos Aires, la bibliothèque nationale :

        On lui prit la diversité du monde,
        Les visages, dont aucun n’a changé,
        Les proches rues, aujourd’hui éloignées,
        L’azur concave, hier voûte profonde.
        Des livres l’environnent. Sont-ils là ?
        Leur souvenir en devient une sorte
        D’oubli ; le sens se perd qui seul importe,
        Il ne reste que titres et formats (…)

        Le temps minutieux, si bref en la mémoire,
        M’a ravi les formes visibles de ce monde.
        Tous les jours et les nuits ont limé les profils
        De l’écriture humaine et des visages aimés ; (…)
                    Le miroir regardé
        Est une chose grise. Je respire au jardin,
        Amis, une ténébreuse rose de l’ombre,
        Seuls aujourd’hui perdurent de jaunes contours
        Et je vois seulement pour voir des cauchemars.

                            (L’aveugle I et II, tome II, p.269)
                                                                                  
Luc Lang   Le Nouvel Observateur